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Emmanuel Legeard

® Entraînement de force et nutrition

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Préface d'Emmanuel Legeard à L'Haltérophilie au service de la préparation physique, 2015 (Parietti, Maurelli, Vouillot)


Il est toujours possible de détourner à d'autres fins les outils et les méthodes qu'un sport a d'abord mûris pour lui même. Si, de ce point de vue, l'haltérophilie est le sport des sports, c'est d'abord parce qu'aucun autre ne sollicite au même degré la force explosive. Or la force explosive est le noyau de la performance athlétique. En effet, c'est par le travail de l'impulsion volontaire qu'on apprend à exprimer le plus vite possible la plus grande force possible. La qualité de l'impulsion qui décide du succès dans un mouvement de force ou de puissance dépend de la puissance exprimée dans les 30 premiers centièmes de seconde. L'haltérophilie améliore cette puissance en augmentant la décharge groupée des unités motrices. C'est pourquoi un bon haltérophile excelle invariablement dans les sorties de cales, la détente verticale et le saut en longueur. L'haltérophilie réduit le temps de réaction et améliore le gain des réflexes supérieurs, c'est-à-dire que les ajustements moteurs aux stimulations proprioceptives seront graduellement de plus en plus forts avec le niveau de pratique. Enfin, comme je l'écrivais déjà il y a quinze ans, l'haltérophilie est bonne même pour la course de fond, car non seulement elle prépare les échappées de fin de parcours, mais encore elle améliore l'économie de course en modifiant le recrutement et en réduisant le temps de contact. Toutefois, pour obtenir de tels avantages, il faut pratiquer l'haltérophilie en haltérophile et non en marathonien, puisque les qualités procurées découlent d'une capacité accrue de recrutement neuromusculaire, et notamment d'une aptitude acquise à l'"embrayage intelligent" comme nous l'expliquerons plus loin.

Un bénéfice majeur que l'haltérophile retire de sa pratique, c'est l'amélioration de la vitesse de contraction et de relaxation du muscle qui est la propriété phasique par définition de la musculature volontaire. En effet, le geste olympique impose de faire jouer toutes les articulations majeures sur une grande amplitude, et dans une succession d'enchaînements éclairs. Mieux encore, les mouvements d'haltérophilie sont les seuls exercices dynamiques où l'athlète doive brusquement changer de direction pour exercer sa force en sens inverse. Dans les sports balistiques relativement simples comme les lancers, on communique au projectile une accélération maximale pour le libérer en fin de course. Mais en haltérophilie, quand l'accélération communiquée à la barre atteint sa valeur maximum, il faut activement passer dessous pour la recevoir. Ces mouvements antagonistes réclament une grande coordination phasique, c'est-à-dire une commutation fulgurante des phases de contraction et de relaxation. Moyennant un entraînement adapté, cette qualité phasique peut contribuer à beaucoup améliorer la capacité anaérobie, c'est-à-dire l'entretien durable d'un bon niveau de puissance essentiel, par exemple, au joueur de rugby qui doit accélérer, décélérer, changer de direction, ou dominer l'affrontement brutal des mêlées successives. A condition d'observer quelques principes d'économie, comme celui des rendements décroissants, il est ainsi possible d'obtenir d'excellents résultats en combinant de l'haltérophilie avec des sprints à vitesse maximale.

Cependant, on ne s'improvise pas haltérophile. Que l'on considère les mouvements comme un moyen ou comme une fin, il faut nécessairement les travailler pour eux-mêmes. L'haltérophilie n'est pas une activité grégaire et déréglée dans laquelle on se précipite sans aucune préparation comme pour éteindre un prurit hystérique. L'haltérophilie n'est pas réductible à un mouvement d'automate qui chasserait toute pensée et dispenserait de la plus élémentaire compétence. Elle n'est pas davantage comparable aux occupations seulement répétitives dont la perpétuation routinière ne réclame qu'une forme banale de dépendance. Au contraire, du fait que ses avantages dans la préparation physique tiennent à sa grande complexité, le rendement de l'entraînement haltérophile est directement proportionnel à la pondération des pratiquants et à leur maîtrise appliquée des mouvements. Ainsi, l'endurance anaérobie dont nous parlions plus haut n'est améliorée par l'haltérophilie qu'à condition d'attaquer les barres dans un état de fraîcheur physique et neuropsychique parfait. Accumuler les répétitions n'est pas seulement inutile, mais contre-productif. Les performances baissent et les risques de blessures augmentent. Car les mouvements d'haltérophilie ne sont pas anodins, c'est pourquoi tout pratiquant chevronné se doit de prendre quelques précautions prophylactiques s'il veut préserver sa santé de tout ce qui pourrait lui nuire.

Ainsi, dans les compétitions d'haltérophilie, au cours de l'arraché comme de l'épaulé-jeté, le tendon rotulien est soumis à des forces qui peuvent excéder 17 fois le poids du corps. Par suite de l'extrême sollicitation de cette articulation, 31% des haltérophiles retirés développent une arthrite du genou entre 45 et 70 ans (contre 14% chez les coureurs à pied). Au cours de leur carrière, près de 40% des haltérophiles sont obligés de suspendre l'entraînement pour des problèmes de genou, et 85% de ces problèmes peuvent être ramenés à des cas de tendinopathie rotulienne. La tendinopathie rotulienne est une lésion de surmenage causée par la surcharge répétée des extenseurs lors des phases d'amorti en flexion profonde sur des surfaces dures. Elle est favorisée, entre autres, par la raideur des mollets. Se renforcer et s'assouplir par la pratique du squat représente une initiative intéressante, mais là encore la prudence s'impose, et certaines recommandations "d'autorité" concernant le squat devront être sérieusement révisées, comme celle, arbitraire, irréaliste et dangereuse, exigeant que les genoux ne dépassent pas la pointe des pieds dans la flexion. Au squat haltérophile, il est impossible que les genoux ne dépassent pas la pointe des pieds sans compromettre dangereusement le mouvement. En effet, il faut que la verticale passant par le centre de gravité de la barre tombe au milieu du polygone de sustentation, sans quoi – pour éviter de tomber à la renverse, étant donné que le tronc est proche de la verticale – la hanche doit assumer un travail extraordinaire et extraordinairement dangereux.

Pour toutes les raisons qui précèdent – compréhension, savoir-faire, prophylaxie – le livre que vous tenez entre les mains constitue un outil indispensable parce qu'il est issu de la collaboration de trois professeurs de culture physique qui ont pratiqué ce qu'ils enseignent. Comment, culture physique? Quel mot démodé! J'insiste: culture physique. Les arbitres des élégances n'ont pas qualité pour décréter périmé ce qui est irremplaçable. Il n'y a rien au-dessus du professeur de culture physique parce qu'il est le plus indispensable des hommes. Mais pour le concevoir, il faut au minimum connaître la constitution de base qui sous-tend toute activité humaine depuis 200.000 ans. Car l'homme n'est pas un animal comme les autres. Un animal complet ne fréquente que cette fraction spécifique du monde extérieur qu'il peut percevoir en fonction de son programme héréditaire. Cet univers perceptif est polarisé par des signaux déclencheurs des réactions adéquates. On dit que l'animal est adapté à son milieu. Il est génétiquement armé pour y évoluer. Au contraire, l'homme est un inadapté congénital. L'espèce humaine, en effet, produit des individus dont le développement animal est indéfiniment suspendu à un stade qui correspond chez les autres primates à l'immaturité infantile. Lucien Cuénot, biologiste de génie, a appelé cette condition la néoténie. Comme, du fait de sa néoténie, l'homme est privé d'instinct, il n'a aucune idée a priori de la bonne manière de s'y prendre, entre autres pour soulever des poids. Il a donc essentiellement besoin de la culture physique, c'est-à-dire de s'inventer une seconde nature [1] par les moyens de l'intelligence. Autrement dit, pour paraphraser la définition de Georges Rouhet tout en corrigeant son rousseauisme: la culture physique est l'art de donner à l'homme la beauté, la force, la santé que la nature prodigue à toutes les espèces animales, sauf à lui.

Dans ce manuel que vous lisez, le professeur de culture physique fait oeuvre de salubrité publique. Il tord le cou à cette idée folle que soulever des poids ne s'apprend pas parce que nous serions tous nés égaux sous le régime de la pesanteur. Il remplace les mythes par des méthodes et les préjugés par des principes, et cependant il montre l'inépuisable variété des possibles. Entre ses mains, l'haltérophilie devient un outil incomparable d'éducation. Et dès lors qu'il s'en occupe, il faut souhaiter qu'elle soit de retour pour longtemps, car ses contraintes sévères obligent à reconnaître et à respecter un ordre naturel dont la conscience est indispensable. Trop souvent, en effet, on se heurte à l'incompréhension quand on tente de combattre les idées reçues sur le plan justement des idées. Ainsi, depuis dix ans, il est de bon ton de centrer l'entraînement sur un concept approximatif de gainage inspiré du fitness à l'américaine. Comment faire entendre qu'on obtient le gainage non par des séries d'abdominaux, mais en apprenant à embrayer dans le bon ordre les "vitesses" des voies motrices descendantes? Ces voies motrices activent des patrons neurologiques qui sont en quelque sorte enchâssés les uns dans les autres comme des circuits gigognes. Tant qu'on ignore ce fonctionnement, il est impossible de l'exploiter adroitement. De ce point de vue aussi, le retour de l'haltérophilie comme phénomène de masse est salutaire parce qu'il conduit à considérer l'organisme comme un Tout finalisé contrairement à l'idée que le corps n'est que la somme de ses parties visibles. L'activité haltérophile en vue d'obtenir des résultats pratiques montre, de manière à la fois physiologique et psychique, comment les fonctions inférieures sont intégrées dans les supérieures. Elle procure mieux qu'aucun discours la compréhension intuitive que le gainage, clef de voûte de notre architecture dynamique, est le bouclage organisé des circuits nerveux extrapyramidaux et pyramidaux suivant leur importance du point de vue de l'Evolution.

Emmanuel Legeard

[1] Physique vient du grec phusis, qui signifie nature.

Emmanuel Legeard

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